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L’énigme du Z par Jean-Victor Vernhes (la page du savant)

        

ζ = dz ou zd ?

 

(article paru en avril 2004 dans Connaissance hellénique)

 

 

Parmi les questions que posent souvent à leurs professeurs les hellénistes débutants qui font usage de notre ἕρμαιον (Initiation au grec ancien ou Discovering Ancient Greek, selon qu’on fait usage de la version française ou de la version américaine), il en est qui portent sur la prononciation du grec ancien, telle qu’elle est décrite dans la première étape de ce manuel.

Ainsi on nous a plusieurs fois demandé pourquoi nous indiquons pour la lettre ζ la prononciation zd¹, alors que nos manuels scolaires traditionnels (comme la grammaire Ragon-Dain, ou celle d’Allard et Feuillâtre) indiquent tous dz. Qui a tort ? Qui a raison ?

Or il ne s’agit pas d’avoir tort ou raison. Il y a différence de point de vue.

Les grammaires grecques usuelles donnent la prononciation scolaire du grec ancien telle que l’usage s’en est établi dans notre enseignement, prononciation souvent qualifiée — en partie abusivement — d’érasmienne, car elle se refère aux enseignements donnés par Érasme dans son traité De recta latini græcique sermonis pronuntiatione (1528). En réalité cette prononciation est sur plusieurs points une déformation de ce que préconisait Érasme.

Ce que vous trouverez dans la première étape d’ἕρμαιον, c’est la prononciation restituée, c’est-à-dire la description en la matière de l’usage attique de l’époque classique, en conformité avec les données scientifiques de la phonétique historique moderne. Cette restituée concorde en grande partie avec l’érasmienne véritable. Mais, empressons-nous de l’ajouter, cette dernière n’est pas à mettre en opposition avec la tradition grecque. Érasme n’a fait que reprendre des indications données par des savants grecs de son temps : rendons aux Grecs ce qui est aux Grecs.

En ce qui concerne notre ζ, c’est la prononciation zd qui est conforme à l’érasmienne véritable.

Et c’est celle que donnaient les grammairiens anciens (qui sont, directement ou indirectement, la source d’Érasme). Ainsi nous lisons dans la Τέχνη de Denys le Thrace², au ch. 6 : Ἔτι δὲ τῶν συμφώνων διπλᾶ μέν ἐστι τρία· ζ, ξ, ψ. Διπλᾶ  δὲ εἴρηται ὅτι ἓν ἕκαστον ἐκ δύο συμφώνων σύγκειται, τὸ μὲν ζ ἐκ τοῦ σ καὶ δ, τὸ δὲ ξ ἐκ τοῦ κ καὶ ς, τὸ δὲ ψ ἐκ τοῦ π καὶ ς, Parmi les consonnes encore, il y en a trois qui sont doubles : ζ, ξ, ψ. Elles sont appelées “doubles” parce que chacune d’elles se compose de deux consonnes : le ζ de σ et de δ, le ξ de κ et de ς, le ψ de π et de ς.

Naturellement, la décomposition en σδ ici indiquée renvoie à une prononciation zd. Car devant la sonore d, la sifflante sourde s devient la sifflante sonore  z ².

Denys de Thrace fut, au IIe s. av. J.-C., un des disciples d’Aristarque. Certains critiques estiment qu’il est vraiment l’auteur du traité parvenu sous son nom. D’autres assignent à ce texte une date beaucoup plus tardive (IVe s.). Quoi qu’il en soit, nous avons bien là une tradition antique. Même enseignement chez Denys d’Halicarnasse (traité De la composition des noms, 14, 75).

D’autres faits corroborent cela.

Une partie des ζ du grec provient nettement de σδ (prononcé zd selon ce que nous venons de préciser).

Nous allons en trouver des exemples dans les verbes structurés comme γίγνομαι, je deviens. On décompose en γί-γν-ομαι (γί : redoublement ; γν : degré zéro de la racine *gen ; ομαι : finale d’imperfectif thématique). On a la même structure par exemple dans μίμνω, je demeure immobile (μι : redoublement ; μν : degré zéro de la racine *men : ω : finale d’imperfectif thématique).

Prenons maintenant la racine *sed, asseoir, installer : celle que nous avons dans le latin sedeo, être assis, dans le grec τὸ ἕδος, le siège (avec ici la transformation régulière en aspiration, notée par l’esprit rude, du s initial devant voyelle). Formons sur cette racine un imperfectif présentant la structure en question. Cela va donner *si-sd-o, qui aboutit au verbe grec ἵζω. Ici encore le s initial devant voyelle donne un esprit rude ; quant au groupe σδ, nous voyons qu’il est bel et bien représenté par ζ.

Même phénomène graphique dans la forme Ἀθήναζε, vers Athènes, qui en attique est à classer, synchroniquement, dans la catégorie des adverbes de lieu (Ragon-Dainσδςε﷽﷽﷽﷽﷽﷽ bien représenté par ζçaise ou de la version américaine) –-Dain-Dain p. 120). Historiquement, nous avons là un reste d’anciennes formations où une particule -δε s’ajoutait à un accusatif pour désigner la direction d’un mouvement : οὐρανόνδε, vers le ciel (Homère). En ajoutant cette particule -δε à l’accusatif de Ἀθῆναι, Athènes, on a Ἀθήνας-δε, écrit Ἀθήναζε. Ici encore, ζ apparaît comme l’aboutissement graphique de σδ. On a de même θύραζε < θύρας-δε, sur αἱ θύραι, la porte.

Cela toutefois ne suffit peut-être pas à établir que ζ = zd. On pourrait en effet imaginer que des zd soient passés à dz par métathèse (c’est-à-dire interversion) des deux éléments. De tels phénomènes existent en phonétique. Ainsi si nous formons sur la racine *tek, engendrer (celle de τὸ τέκνον, l’enfant) un imperfectif thématique de la structure μίμνω ou *si-sd-o examinée ci-dessus, cela donne *τί-τκ-ω, qui ne subsiste pas sous cette forme dans la langue, mais aboutit à τίκτω, engendrer par interversion du t et du k.

Il faut donc d’autres éléments pour affirmer, à la suite des grammairiens anciens, que ζ = zd (sifflante + dentale) et non dz (dentale + sifflante).

Le traitement du préverbe συν- (qui exprime soit une idée d’association, soit une idée d’intensité : ἕρμαιον, § 90, p. 87) devant les verbes commençant par ζ va nous fournir une réponse.

Le ν de ce préverbe subsiste devant un verbe commençant par une dentale : δέω, attacher ; συνδέω, attacher ensemble.

Il subsiste aussi (en subissant des modifications) devant les groupes occlusive + sifflante notés par ξ (= k + s) et par ψ (= p + s). Voyez, par exemple, συνξύω et συμψαύω.

Mais il disparaît devant un verbe commençant par ζ : ζητέω, chercher ; συζητέω, chercher ensemble ; ζῆν, vivre ; συζῆν, vivre ensemble, etc.

Il est donc peu vraisemblable que l’articulation d’un ζ commence par un d, et que cette lettre double s’analyse en occlusive + sifflante de façon parallèle à ξ et à ψ.

Une telle disparition pure et simple d’un ν ne s’observe que devant une sifflante suivie d’une autre consonne. Ainsi le mot κόσμος, le monde vient de *κόνσμος ; ὁ δεσπότης, le maître vient de *δεσυ﷽﷽﷽﷽﷽﷽﷽﷽-spoudãzv, su-skeuãzv. μσπότης.

De même le préverbe συν perd son ν lorsqu’il précède un groupe sifflante + consonne : συ-συ﷽﷽﷽﷽﷽﷽﷽﷽-spoudãzv, su-skeuãzv. στέλλω, συ-σπουδάζω, συ-σκευάζω. Le traitement de συν devant ζ ne peut s’interpréter que comme un cas particulier de ce phénomène : le ζ doit donc s’analyser en zd et non en dz³.

On aboutit à la même conclusion en abordant la question d’un point de vue phonologique. Qu’est-ce que la phonologie, et en quoi est-elle différente de la phonétique ? Disons simplement, en bref, que la phonétique étudie de façon descriptive les sons d’une langue, tandis que la phonologie étudie la logique de l’organisation et de l’évolution du système de ces sons.

Voici un aspect de l’organisation phonologique du grec.

Le grec admet la séquence sourde πτ (πίπτω, tomber); il admet aussi la séquence sonore correspondante βδ (κίβδηλος, de mauvais aloi).

Mais le grec n’admet pas la séquence sourde inverse *τπ (aucun exemple); il n’admet pas non plus la séquence sonore correspondante *δβ (aucun exemple).

Le grec admet la séquence sourde κτ (τίκτω, engendrer); il admet aussi la séquence sonore correspondante γδ (ὄγδοος, huitième).

Mais il n’admet pas la séquence sourde inverse *τκ  ; si elle se forme, y a interversion des consonnes, comme dans le cas, vu plus haut, de τίκτω). Il n’admet pas non plus la séquence sonore correspondante *δγ (aucun exemple).

En somme, lorsqu’une séquence consonantique est admise dans le domaine des sourdes, la séquence correspondante dans le domaine des sonores est admise également, et lorsqu’une séquence consonantique n’est pas admise dans le domaine des sourdes, la séquence correspondante dans le domaine des sonores n’est pas admise non plus.

Appliquons ce principe à notre problème : ζ = dz ou zd ?

Le grec admet la séquence sourde στ (ἐστι, il est); il admettra donc aussi la séquence sonore correspondante zd.

Mais il n’admet pas (nous parlons du grec ancien) la séquence sourde inverse *τσ (aucun exemple); il n’admettra donc pas la séquence sonore corres­pondante *dz. Conclusion : notre prononciation scolaire usuelle de ζ (la prononciation dz) est contraire à la phonologie grecque4 !

Voici deux observations graphiques à l’appui de cette conclusion. Dans les inscriptions attiques, on a des exemples de ΣΖ au lieu de Ζ, ce qui suggère que l’articulation de Ζ commençait bien par une sifflante. Et dans les textes d’Alcée, de Sapho, de Théocrite, on a σδ au lieu de ζ. (les verbes en -άζω et -ίζω y appa­raissent sous les formes -άζω et -ίζω).

Notons, pour terminer, la façon dont le grec transcrit les mots du vieux perse comportant des zd. Le nom propre Mazdara, qu’on trouve sous cette forme dans une inscription achéménide, est transcrit en grec par Μαζάρης (chez Hérodote). De même le nom de divinité Ahuramazda est transcrit par Ὠρομάζης (avec une variante Ὠρομάσδης).

Toutes ces considérations n’épuisent pas la question du ζ....

             Jean-Victor VERNHES

             Université de Provence

 

1. Cette lettre vaut  z  en grec moderne, par une évolution qui commence au IVe s. av. J.-C.

2.  Cet auteur est accessible aux chercheurs dans sa dernière édition : Jean Lallot, La grammaire de Denys le Thrace, texte, traduction, commentaire. Paris 1989 (Éditions du CNRS).

3. Cf. Michel Lejeune, Phonétique du grec ancien et du mycénien (Paris 1972), § 134.

4.  Cf. Liana Lupas, Phonologie du grec attique (Mouton, La Hague/Paris, 1972), pages 26 à 28.

 

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Additif à notre texte de 2004 :

 

Nous avons dit qu’Érasme n’a fait que reprendre des indications données par des savants grecs de son temps. Précisons cela.

Aux pages 31 et 32  de l’Historical Greek Grammar de A.N. Jannaris (1897) une note nous fait entrevoir la source de la doctrine érasmienne :

L’helléniste Vossius  (1577-1649), dans son Aristarchus sive de Grammatica fait état d’un papier qu’il possède, écrit de la main du savant Chalco­petraeus,  où il est dit dans quelles circonstances Érasme eut connais­sance des notions qu’il exposa  dans son célèbre traité.

Ces circonstances, les voici. Le savant suisse Glareanus vint à Louvain, où séjournait Érasme. Invité à dîner par celui-ci, il lui dit avoir rencontré à Paris des Grecs qui pratiquaient une prononciation du grec différente de la prononciation moderne, dont l’usage était général dans les études de grec ancien. Ainsi le β était pour eux Beta et non Vita, le η était Eta et non Ita, οι était oi (o+i) et non i, etc.

Dans le papier en question, cela est présenté comme un canular dont fut victime le trop crédule Érasme ! Nous estimons plutôt que ces Grecs connais­saient les traités des grammairiens grecs anciens, peu connus et difficiles d’accès avant la parution d’éditions imprimées, tandis que les détracteurs d’Érasme et de ses sources ne pratiquaient pas ces traités et, en ces temps où la phonétique historique ne s’était pas encore développée, admettaient que la prononciation d’une langue peut rester figée à travers les siècles et les millénaires.

Nous le redisons : rendons aux Grecs ce qui est aux Grecs !