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L’ironie socratique Jean-Victor Vernhes (la page du savant)

 

 

L’ironie socratique :

 

Une étymologie pour εἴρων, εἰρωνεία ?

 

(article paru en octobre 2002 dans Connaissance hellénique)

 

 

Ces mots εἴρων, ironique, εἰρωνεία, ironie, (avec l’adjectif εἰρωνικός et le verbe εἰρωνεύομαι) sont célèbres et semblent sans mystère. Quoi de mieux connu, pensons-nous, que leur signification d‘origine ? Elle nous est donnée en ces termes à l’article ironie du Littré : « Proprement, ignorance simulée, afin de faire ressortir l’ignorance réelle de celui contre qui on discute ; de là l’ironie socratique, méthode de discussion qu’employait Socrate pour confondre les sophistes. » C’est aussi ce que nous dit le Lalande : « action d’interroger en feignant l’ignorance à la manière de Socrate » (Vocabulaire technique et critique de la philosophie). Tous les candidats au bacca­lauréat ont appris cela avec leurs premiers rudiments de philosophie. Et c’est d’ailleurs ce que nous trouvons dans le Bailly comme sens premier de ces mots. Voilà donc, à première vue, un acquis de la lexicologie grecque largement garanti, et qu’il n’y a pas lieu, apparemment, de remettre sur le métier.

C’est pourtant ce que nous allons faire, en scrutant les textes. Nous verrons que tel n’est pas le sens qu’avait le mot εἴρων à ses débuts. Ce qui va être l’occasion de faire ensemble à travers eux une petite promenade littéraire.

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Les premières attestations de ces mots sont dans Aristophane et dans Platon. Commençons par le plus ancien, Aristophane.

Texte I. La plus ancienne attestation du mot εἴρων est au vers 449 des Nuées (représentées en 423, soit environ 24 ans avant le procès de Socrate, qui est de — 399). Dans une liste burlesque des qualités que Strepsiade espère acquérir à l’école de Socrate : « hardi, beau parleur, audacieux, effronté, impudent, assembleur de mensonges, jamais à court de paroles, routier de procès, pilier de lois, cliquette, renard, tout rouerie, souple comme lanière, εἴρων, glissant, hâbleur, cible à aiguillon, canaille, retors, revêche… » (d’après la traduction Van Daele : coll. “Budé”). Voilà comment notre comique caricature l’ambiance socratique !

Texte II. Les Guêpes (représentées en 422), vers 168-175. Le thème de la pièce est la manie judiciaire de Philocléon, que son fils Bdélycléon (Vomicléon dans la traduction Debidour) a bouclé à la maison, pour l’empêcher d’aller continuellement au tribunal. Et voici le père qui cherche à sortir : « Philocléon. — Cet homme a envie de faire une mauvaise chose. — Mais non, par Zeus, pas du tout. Je veux aller vendre l’âne avec ses paniers, car c’est le marché de la nouvelle lune. — Je ne pourrais pas le vendre moi-même ? — Pas aussi bien que moi. — Mais si, bien mieux. — (au serviteur). allons, sors l’âne. — Le serviteur (au fils). Quel prétexte il avance, combien εἰρωνικῶς, pour que tu le laisses aller ! » Bien entendu, ce n’est pas au marché que Philocléon veut aller, mais au tribunal ; c’est une comédie pour qu’on le laisse sortir. Il agit de façon rusée.

Texte III. Les Oiseaux (représentées en 414), vers 1208-1211. La déesse Iris, en mission vers les humains, vient de pénétrer indûment dans la cité des Oiseaux, Coucouville-les-Nuées. D’où un grand émoi : « — Par quelle porte es-tu entrée dans nos murs, scélérate ? — Je ne sais pas, moi, par Zeus ! par quelle porte. — Tu as entendu comme elle εἰρωνεύεται ? ». On l’accuse de jouer l’étourderie et la distraction pour se tirer de ce mauvais pas et se faire pardonner sa situation irrégulière dans la cité.

Voilà donc les trois premières attestations que nous ayons de ces mots, les seules contemporaines de Socrate. Passons aux textes de Platon.

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Texte IV. Cratyle 383a-384a. Un des disciples de Socrate, Hermogène, l’introduit dans une conversation qu’il a avec Cratyle et lui explique la perplexité qu’il éprouve. Cratyle en effet vient de lui dire que contrairement à la règle générale, ce nom d’Hermogène qu’il porte n’est pas son véritable nom ! « Je le questionne, avide de savoir ce qu’il peut bien vouloir dire, mais il ne donne aucun éclaircissement, et il est εἴρων à mon égard (εἰρωνεύεται πρὸς ἐμέ), faisant semblant (προσποιούμενος) d’avoir en son for intérieur certaines idées en connaissance de cause, que j’approuverais et ferais miennes, s’il voulait bien s’exprimer clairement. Alors, si tu as quelque interprétation de l’oracle de Cratyle, j’aimerais bien l’entendre ». Ici, l’εἰρωνεία qu’Hermogène décèle chez Cratyle ne consiste nullement à cacher le savoir qu’il aurait, mais au contraire à laisser entendre qu’il possède un savoir qu’il n’a pas. Il s’attache ainsi l’interlocuteur en l’intriguant et en l’impressionnant. Il s’amuse de sa perplexité, il le fait marcher. Méthode efficace : Hermogène, tout en pensant que c’est un faux semblant, cherche quand même à en savoir plus. Et il va falloir que Socrate lui dise que cela sent la plaisanterie (384c).

Texte V. Le Sophiste 268a-d. Voilà un texte plutôt abscons lorsqu’on y entre ex abrupto ! Retenons ce qui concerne notre propos. Il vient d’être dit que le sophiste, ne détenant pas la vraie science, fait partie des simples imitateurs. Mais il en existe deux types. L’un, se faisant illusion, s’imagine avoir la science : c’est le simple imitateur. L’autre « après s’être roulé dans les raisonnements soupçonne et craint fort d’être ignorant des choses dont il se pose en connaisseur vis à vis des autres : c’est l’imitateur εἴρων ». Celui-ci à son tour se subdivise en deux catégories : « Je vois l’un capable d’εἰρωνεύεσθαι en public, avec de longs discours devant des foules, et l’autre en privé, usant de phrases courtes et obligeant l’interlocuteur à se contredire lui-même ».

Les dernières lignes du Sophiste nous apporteront une indication éclairante, rattachant cela à l’art de créer des images, des simulacres, des prestiges. Nous voilà bien loin de l’idée d’ignorance feinte : il s’agit au contraire de dissimuler du néant. Le sophiste εἴρων n’est pas du côté du vrai : son activité est tournée vers l’effet à produire sur les auditeurs, et la maîtrise de ceux-ci. Nous retrouvons ce personnage dans les Lois, 908e, où il est sévèrement condamné.

Texte VI. Euthydème 302b. Ici Socrate fait le récit d’un entretien avec Dionysodore : « … Il marqua une pause tout à fait εἰρωνικῶς, comme s’il se livrait à une considération importante. “Dis-moi, Socrate, tu as un Zeus ancestral ?”. Et moi, je soupçonnais que la conversation allait arriver là où elle avait fini, je tentais de fuir en un impossible évitement, je me contorsionnais comme déjà pris au filet (ἐστρεφόμην δη ὥσπερ ἐν δικτύῳ εἰλημμένος), et je dis : “Je n’en ai pas, Dionysodore”… ». Pour les tenants et aboutissants de ce court passage, reportez-vous à cette œuvre. Tel qu’il est donné ici, il suffit à notre investigation. Le traducteur de la collection “Budé” rend εἰρηνικῶς par “par pure feinte”. On ne peut faire mieux : de toute évidence, cet air inspiré pris soudain par Dionysodore est une comédie pour désarçonner Socrate et prendre en mains le déroulement de la conversation. Et Socrate, non sans humour, décrit bien ce qu’éprouve celui qui est l’objet de cette εἰρωνεία : il est comme dans un filet, il est bien ficelé.

Texte VII. Banquet 218c-219c. C’est le récit par Alcibiade de la déclaration qu’il fit un jour à Socrate de ses sentiments passionnés. Quelle fut la réaction de Socrate ? « Alors lui, à ces mots, tout à fait εἰρηνικῶς, selon cette habitude bien à lui, déclara : “Cher Alcibiade… (ici nous schématisons) tu es vraiment extraordinaire ! Ainsi donc tu as perçu en moi une immense beauté intérieure et en échange tu me propose la tienne, faite d’apparence ! Un marché de dupe : du paraître contre de l’être ! Mais soyons sérieux : on ne s’éveille à la vision spirituelle qu’avec une maturité dont tu es loin”… ». il vous faut, bien entendu, vous reporter à ce superbe texte, et si vous ne l’avez pas encore en grec, lisez-le au moins dans la traduction Jaccottet (Le Livre de Poche).

Dans ce que dit Socrate, vous découvrirez, certes, de l’ironie (au sens moderne), de l’humour. Mais surtout vous verrez Alcibiade déconcerté, empêtré dans la situation. C’est à croire que Socrate voulait jouer au chat et à la souris. Mais, au delà, ce qu’il veut, c’est agir sur son interlocuteur. Il veut d’emblée faire évoluer la relation vers une qualité supérieure. L’essentiel étant ceci : nous voyons Socrate cherchant à exercer une action sur l’autre. Quant à rendre εἰρωνικῶς par avec un air naïf (trad. Robin), c’est vouloir à tout prix introduire dans la traduction l’idée d’une sagesse dissimulée.

Texte VIII. Gorgias 489d-e. Socrate discute avec le rhéteur Calliclès, qui méprise la philosophie et la morale traditionnelle : « Socrate. — Tu ne penses pas bien entendu que deux hommes soient meilleurs qu’un seul, ni que tes esclaves soient meilleurs que toi parce qu’ils sont plus forts que toi. Mais, prenant les choses à la base, dis-moi ce que tu entends au juste par “meilleurs”, puisqu’il ne s’agit pas des plus forts. Calliclès. — Tu es εἴρων, Socrate (εἰρωνεύει, ὦ Σώκρατες). — Non, Calliclès, par ce Zèthos (μὰ τὸν Ζῆθον), en te référant auquel tout à l’heure tu étais copieusement εἴρων envers moi (πολλὰ νυνδὴ εἰρωνεύου πρὸς ἐμέ). » Voilà deux occurrences des termes étudiés.

Voyons la première. Quelle première idée peut éveiller, “à chaud”, comme on dit, l’interrogation de Socrate, sa demande de définitions et de distinctions, dans l’esprit de Calliclès ? Il sait bien qu’en acceptant de s’y prêter, les interlocuteurs finissent toujours par se trouver, entre les mains de ce redoutable questionneur, empêtrés dans les difficultés et les contradictions. Ce qu’il voit venir, c’est le risque de se trouver lui aussi dans cette fâcheuse posture. Il ne peut, psychologiquement, avoir autre chose en tête en prononçant sa réplique. Voilà dans quoi il reproche à Socrate de vouloir l’engager.

Voyons la seconde. L’humoristique juron μὰ τὸν Ζῆθον (sur le modèle de μὰ τὸν Δία par Zeus ! etc.) renvoie à un passage antérieur du dialogue (484-486, plus précisément 485e) où Calliclès, se compare à un personnage d’Euripide, Zèthos, l’homme d’action, qui dans l’Antiope (pièce aujourd’hui perdue), reproche fraternellement à son jumeau Amphion de se réfugier dans les arts et dans l’étude, qui ne servent à rien. Calliclès, dans le même esprit, dit-il, se livre à un persiflage très distingué dans un habile mélange de condescendance amusée, de sollicitude amicale et de discret hommage aux capacités de Socrate — lequel, décidément, est capable de mieux faire — cherche à convaincre ce dernier de renoncer — dans son intérêt bien conçu, naturellement — à la philosophie, et d’adopter un idéal de dynamisme et d’efficacité. Cette tentative justifie, aux yeux de Socrate, le retour à l’envoyeur qu’il fait à Calliclès de l’accusation d’εἰρωνεία.

Or qu’y a-t-il de commun entre les deux phrases ? Chacune implique le reproche de manœuvrer pour mener l’interlocuteur là où il veut.

Et Socrate ajoute : « Mais vas-y, dis moi, les meilleurs, tu dis que c’est qui ? ». Et voilà Calliclès qui se met à répondre aux questions de Socrate. Etc… Tu as bien manœuvré, Socrate, et tu ne t’es pas laissé manœuvrer par Calliclès !

Texte IX. Apologie de Socrate 37e-38a. Socrate, condamné, envisage l’hypothèse de l’exil. « Peut-être que quelqu’un me dirait : “Ne saurais-tu, Socrate, nous offrir d’aller vivre en exil, silencieux et tranquille ? ”  Et voici la chose la plus difficile de toutes à faire admettre à certains de vous : si je dis que c’est là désobéir au dieu et que je ne peux donc rester tranquille, vous ne me croirez pas, me considérant comme εἰρωνευόμενος (οὐ πείσεσθέ μοι ὡς εἰρωνευομένῳ)… » Les juges penseraient que Socrate ruse en en voulant leur faire admettre que son impossibilité de rester tranquille, en dehors de toute activité philosophique, est l’effet d’un impératif divin.

Texte X. République I, 337a. Dans Les notions philosophiques, Dictionnaire (Paris, P.U.F., 1990) nous lisons à l’article ironie : « Le dossier part toujours de Platon, Rép. I, 337a, où Thrasymaque se plaint de “l’habituelle ironie de Socrate” qui ne consent pas à répondre et feint l’ignorance, se mettant hors jeu. ». Voyons donc le texte.

Il faut remonter à 336 b-d, où nous voyons l’entrée en scène de Thrasymaque, rhéteur et sophiste qui enseignait à Athènes en ce temps-là. Il semble ici porter bien son nom, qui signifie étymologiquement « le hardi batailleur ». Le voilà qui s’immisce brutalement dans la discussion entre Socrate et Polémarque sur la notion de justice : « À la première pause que nous fîmes… il ne se contint plus et, se ramassant sur lui-même à la manière d’une bête fauve, il s’avança sur nous comme pour nous mettre en pièces » Le reproche que fait alors Thrasymaque à Socrate dans cette scène finement comique nous éclaire sur la cause de cet emportement : « Si tu veux vraiment savoir ce qu’est la justice, ne te borne pas à interroger, à passer systématiquement au crible les réponses, sachant bien qu’il est plus facile d’interroger que de répondre, mais réponds toi aussi et donne ta définition de la justice ».

En étant bien attentifs à ce passage, force nous est de constater ceci : ni par son attitude, ni par ses propos, Thrasymaque ne considère ici Socrate comme un maître à penser détenant une science profonde qu’il garderait par devers lui. Ce qu’il exige de lui, c’est seulement qu’il cesse de se donner le beau rôle. En le priant, ou plutôt en le mettant au défi de donner sa définition de la justice, il n’attend pas de lui une révélation de sagesse, mais une contribution positive au débat, en vue d’une recherche commune, sur un pied d’égalité avec les autres interlocuteurs, avec les mêmes règles du jeu pour tous.

Dans sa réponse (336e), nous voyons Socrate alléguer leur peu de capacité, à Polémarque et à lui-même, pour une recherche aussi importante, et faire appel à l’indulgence et aux compétences de Thrasymaque : « Je crois que nous en sommes incapables. C’est de la pitié que nous devons recevoir de vous les experts (ὑπὸ ὑμῶν τῶν δεινῶν), bien plus que de l’irritation ». Ainsi, avec un humour voilé, non seulement Socrate refuse à Thrasymaque (dans une attitude de modestie difficile à récuser car on ne sait dans quelle mesure elle est sincère et dans quelle mesure elle est feinte) la définition exigée, mais la note faussement élogieuse sur la sagesse de l’interlocuteur incite subrepticement ce dernier à réagir en montrant qu’il est bel et bien δεινός, c’est à dire expert, en philosophie, ce qu’il ne peut faire, dans le contexte, qu’en donnant… sa définition.

Conscient de la manœuvre, Thrasymaque explose (337a) : « À ces mots il éclata d’un rire sardonique et dit : “Par Héraclès, voilà bien la fameuse habituelle εἰρωνεία de Socrate  ! Je le savais, cela, et je le leur avais prédit, que tu ne voudrais pas répondre, que tu serais εἴρων (εἰρωνεύσοιο), que tu ferais tout plutôt que de répondre aux questions” ». Il faut noter que ces mots (εἰρωνεία, εἰρωνεύσοιο) n’apparaissent pas au début de l’intervention de Thrasymaque, quand il reproche à Socrate de se cantonner dans l’interrogation sans avancer de théorie, mais sont lâchés en réaction à la réplique de Socrate en 336e, qui contient la manœuvre que nous avons analysée. Ces mots définissent et stigmatisent cette manœuvre en tant que telle.

Dans l’édition “Budé” (trad. E. Chambry), εἰρωνεία est simplement rendu ici par ironie et le verbe εἰρωνεύεσθαι par singer l’ignorant. Or cela ne correspond pas bien au mouvement que nous avons observé dans le texte ; c’est lire celui-ci à travers la définition devenue classique de l’ironie.

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Nous avons fait, pour l’étude de ces mots, le tour de toutes les exemples de “première génération”, c’est à dire découverts dans des auteurs qui ont connu Socrate. Il s’agit uniquement d’Aristophane et de Platon. Ces mots ne se rencontrent dans aucun autre écrivain qui leur soit antérieur ou contemporain. Cela fait songer à un néologisme. D’ailleurs la forme même du mot εἴρων, nous le préciserons plus loin, cadre avec l’hypothèse d’une création nouvelle. Ces termes doivent être encore marginaux dans la langue, encore réservés au style oral, encore en instance d’intégration dans la norme écrite.

C’est qu’Aristophane et Platon ont en matière de langage une liberté, une virtuosité qui les ouvrent aux néologismes. Mais ces maîtres de la prose attique que sont Isocrate, Lysias écrivent un grec châtié et n’emploient pas ces termes. Xénophon non plus, ce qui est bien curieux si ce là sont des termes clés du socratisme, car il fait largement place à Socrate dans ses écrits. Chez Démosthène, une génération plus tard, on note trois occurences de ces mots.

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Il nous faut maintenant voir la sémantique qui se dégage de cet ensemble de références, et la confronter avec la définition usuelle de l’εἰρωνεία socratique. Il peut arriver, il est vrai, que l’on considère comme εἴρων celui qui ne veut pas faire état des capacités qu’il a ou croit avoir. Ainsi Thrasymaque pense certainement que Socrate fait de la fausse modestie en disant qu’il se considère comme n’étant pas à la hauteur de la tâche philosophique. L’idée de dissimulation de quelque chose qu’on sait peut se voir aussi dans le passage des Oiseaux où Iris est accusée de prétendre effrontément ne pas savoir par quelle porte elle est entrée. Mais partout ailleurs c’est autre chose qui est dissimulé. Maintes fois, l’εἴρων mystifie en prétendant détenir des connaissances profondes ; ainsi Cratyle face à Hermogène ; ainsi Dionysodore dans l’Euthydème prenant un air inspiré (texte VI) ; ainsi le sophiste εἴρων qui pour épater la galerie dissimule son vide philosophique (texte V). Et dans le cas de Philocléon (texte II), ce que cache le personnage, c’est le projet véritable derrière l’intention affichée d’aller au marché de la nouvelle lune. Ce que dissimule l’εἴρων est donc bien variable.

Or pour déterminer le sens d’un mot, il faut s’attacher aux constantes. Ce qui est constant, c’est que dans tous les cas, il y a feinte, et que l’εἴρων cache son jeu. Pas par simple goût du secret. Mais en vue d’un résultat précis à obtenir de l’interlocuteur, pour en faire ce qu’il veut, pour se trouver en position dominante. Le vocabulaire du français actuel dispose de mots qui caractérisent très exactement ce comportement et seront donc la traduction adéquate de ces termes grecs : l’εἴρων est un manipulateur, et l’εἰρωνεία est de la manipulation. J’ai évité ces mots dans le commentaire des passages cités, tout en pensant que peut-être ils vous viendraient spontanément à l’esprit.

En ce qui concerne la tonalité du mot, on découvre une autre constante en parcourant les textes cités : la connotation péjorative. C’est même la seule indication qui se dégage, et avec force, de l’attestation la plus ancienne : le vers 449 des Nuées (texte I), où le mot apparaît dans ce qui n’est certes pas une liste de compliments ! Il n’y a pas à faire exception lorsqu’Alcibiade, disciple et admirateur de Socrate, parle de son εἰρωνεία (texte VII) : Alcibiade, dans cet épisode, tire parti de son état d’ébriété pour se livrer à des dérapages contrôlés à la limite de l’impertinence.

Il peut, en outre, y avoir de l’ironie au sens moderne. Ainsi dans République 336e[1] (texte X). Elle est superbe dans l’εἰρωνεία que Socrate décèle chez Calliclès, une ironie reposant sur le complexe de supériorité d’un jeune cadre dynamique et plein d’avenir (cf. texte VIII, et lire bien entendu Gorgias 484-486).

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Mais voyons le devenir sémantique de ces termes : une fois créés, ils vont vivre leur vie, s’intégrer au lexique, s’enrichir d’acceptions nouvelles. L’idée que dans εἴρων quelque chose est caché, voilé, va se développer de façons diverses :

A- Ce peut être l’idée que quelque chose est caché dans l’attitude de quelqu’un.

a) Elle peut se développer avec les connotations les plus péjoratives :

Texte XI. Théophraste (372-287) place en tête de ses Caractères (composés, dit la préface, à 99 ans) le portrait de l’εἴρων. En voici quelques extraits, dans la traduction de La Bruyère : « La dissimulation… est un art de composer ses paroles et ses actions pour une mauvaise fin. Un homme dissimulé se comporte de cette manière : il aborde ses ennemis, leur parle, et leur fait croire par cette démarche qu’il ne les hait point ; il loue ouvertement et en leur présence ceux à qui il dresse de secrètes embûches, et il s’afflige avec eux s’il leur est arrivé quelque disgrâce… Il cache soigneusement tout ce qu’il fait… Son langage le plus ordinaire… [est fait de]  paroles doubles et artificieuses, dont il faut se méfier comme de ce qu’il y a au monde de plus pernicieux. Ces manières d’agir ne partent point d’une âme simple et droite, mais d’une mauvaise volonté, ou d’un homme qui veut nuire : le venin d’un aspic est moins à craindre. »

C’est en ce même sens que dans un fragment du poète comique Philémon (vers 300 av. J.-C.) εἴρων caractérise le renard. De même encore :

TexteXII. Démosthène, Philippique I, 7 (en — 351) : « Si chacun de vous… renonçant à toute εἰρωνεία est prêt à l’action, si celui qui a de l’argent est prêt à contribuer, si celui qui est en âge est prêt à être soldat, si chacun cesse d’espérer ne rien faire soi-même, tandis que le voisin fera tout pour lui… vous récupérerez ce que votre négligence a perdu… ». Cf. aussi ibid. 37, Exordia, 14, Epitaphios, 18, 7. L’εἰρωνεία, ici, ce sont les roublardises et les combines pour se dérober à une participation civique

b) L’idée qu’on ne met pas en avant son esprit, ses qualités, aboutit chez Aristote à l’emploi de εἴρων pour désigner la réserve, la minoration de soi-même.

Texte XIII. Aristote, Morale à Nicomaque,1108a, l. 15-25 (après —335). Dans l’appréciation des traits de caractère, « le juste milieu est digne d’éloge, tandis que les extrêmes ne sont ni corrects, ni louables, mais au contraire répréhensibles… La plupart de ces états ne portent aucun nom ; nous devons cependant essayer… de forger nous-mêmes des noms…  À propos de véracité, on a au milieu la personne véridique, et la position centrale, c’est la vérité. En ce qui concerne les attitudes affectées, on a du côté du plus la vantardise, dont le tenant est le vantard, et du côté du moins l’εἰρωνεία, dont le tenant est l’εἴρων ». J. Tricot traduit par « le réticent ». Cf. aussi 1127a, l. 20-25.

Texte XIV. Même traité, en 1127b, l. 20-30, il est dit que ces εἴρωνες « qui parlent d’eux-mêmes avec effacement sont des gens de caractère plutôt sympathique (χαριέστεροι τὰ ἤθη φαίνονται), car ils ne cherchent là nul profit, mais fuient le compassé ; les qualités prestigieuses, ils s’en disent dépourvus ; ainsi faisait Socrate ». Il y a, semble-t-il, quelque flottement : l’εἴρων est présenté sous un jour plus favorable ici, en 1127b, qu’en 1108a. Quoi qu’il en soit, il n’y a là rien qui tienne de la manipulation. Rien non plus qui définisse une méthode dialectique. Il n’est question que de caractère.

Nous avons là la plus ancienne définition du terme εἴρων. Elle est adoptée par Chantraine qui en reprend la substance ainsi : « qui feint de savoir ou de pouvoir moins qu’il ne sait ou ne peut, qui fait la bête ». Mais nous n’avons pas à y voir le sens primitif. Nous constatons d’abord le décalage avec le sens révélé par les plus anciens textes. Il faut aussi tenir compte de ce qu’écrit Aristote dans les toutes premières lignes de ce que nous venons d’en citer : il est ici en train de créer une terminologie, de remanier la langue, il n’est pas le simple reflet de celle de son temps. En tirant parti de εἴρων pour désigner ce type de caractère, il fait penser à l’expression familière « il cachait bien son jeu », lorsqu’on dit cela de quelqu’un dont on découvre soudain les qualités secrètes.

c) Encore un exemple, non péjoratif, de l’idée de mise à l’arrière-plan, de discrétion :

Texte XV. Plutarque, Vie de Démétrius, 18 : Il est question des diadoques (les généraux d’Alexandre qui se sont partagé son empire). Les voici qui maintenant se font saluer du titre de roi, qui adoptent les emblèmes et l’étiquette de la royauté : « Alors ils devinrent plus violents dans leurs prétentions, et firent disparaître cette εἰρωνεία de leur puissance qui auparavant les rendait plus supportables et plus doux à leurs sujets ». Ce que font disparaître ces titres et ce décorum, c’est une certaine discrétion du pouvoir, qui auparavant s’exerçait plus dans les coulisses que sur le devant de la scène. On pourrait rendre ici εἰρωνεία par exercice discret.

B- Idée d’énoncé à prendre au second degré, de renvoi à un non-dit, d’antiphrase, de flèches qu’on lance de cette façon. C’est souvent notre ironie. C’était, nous l’avons vu, une composante des emplois anciens ; cela devient une acception autonome :

Texte XVI. Plutarque, Apophtegmes des Lacédémoniens, 236c : Un Lacédémonien en visite à Athènes est choqué par le laxisme qu’il y constate. On s’y permet tout et n’importe quoi. À son retour dans sa patrie, on lui demande ses impressions. Alors :  πάντα, εἶπε, καλά, εἰρωνευόμενος, tout y est bien, dit-il en ironisant. Derrière le sens au premier degré se cache un sens latent : tout y est « bien » (= considéré comme bien).

Texte XVII. Plutarque, Propos de Table 632d. L’auteur fait allusion à deux genres opposés d’εἰρωνεία. C’est d’abord lorsqu’un terme laudatif cache l’expression amère d’un grief ; ainsi, dans l’Œdipe Roi de Sophocle (v. 385), lorsqu’Œdipe, se croyant trahi par Créon, dit de lui : « Créon le fidèle, l’ami des premiers jours ! »). C’est ensuite lorsqu’un terme péjoratif est l’expression humoristique d’un compliment ; ainsi, dans le Banquet de Xénophon (IV, 61-63), Socrate emploie pour qualifier Antisthène, qui s’en indigne, deux termes désignant un entremetteur de bas étage (mais Socrate s’explique et détend l’atmosphère : par l’entremise d’Antisthène, Callias a eu la chance d’être mis en rapport avec deux maîtres en renom, Prodicos et Hippias !).

Il n’est pas artificiel de rattacher ces acceptions à l’idée d’un sens second caché derrière le sens premier. Les Latins, en expliquant cela par le mot dissimulatio (ce que nous allons voir un peu plus loin en étudiant certains passages de Cicéron) montrent bien que les choses étaient senties ainsi.

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Il serait tentant de prolonger notre promenade littéraire en nous attardant sur divers passages d’auteurs grecs. Par exemple :

Texte XVIII. Plutarque, Vie de Pompée 30, 9. Pompée, après sa victoire sur les pirates, se voit attribuer par une loi (en — 67) un immense pouvoir et se prépare à guerroyer contre Mithridate. Alors le voilà qui s’écrie : « Ah ! ces combats sans fin ! Comme il aurait mieux valu être quelqu’un d’obscur, s’il me faut sans fin guerroyer, au lieu de vivre à la campagne, loin de toute ces rivalités, avec ma femme ». Même ses familiers, dit Plutarque, prirent très mal cette εἰρωνεία, connaissant sa soif d’honneurs et de pouvoir. Cet ambitieux voulait, par ces propos qui n’étaient que de la pose et du bluff, manipuler les personnes présentes pour que se répande à son sujet l’image d’un homme simple, très au-dessus de ces vaines grandeurs. Faire cela, c’est de l’εἰρωνεία.

Texte XIX. Voici un passage d’Origène, théologien alexandrin du IIe siècle, commentant la Première Épître de St. Paul aux Corinthiens (ici, 4, 10) : «  Il dit ensuite avec εἰρωνεία : “Vous êtes sages dans le Christ (φρόνιμοι ἐν Χριστῷ)”. C’est qu’ils n’étaient pas réellement sages dans le Christ, mais en disant cela εἰρωνικῶς il les poussait à être sages dans le Christ ». L’astuce de l’apôtre Paul, à en croire l’exégèse d’Origène, c’est de présenter à ses destinataires une image valorisante d’eux-mêmes : ils auront alors tendance à vouloir la mériter, à s’y conformer. Nous entrons ici dans le domaine de la manipulation édifiante, exempte de toute connotation péjorative.

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Mais c’est par l’intermédiaire du latin que l’εἰρωνεία grecque est devenue notre ironie. Voyons donc, à partir de quelques textes de Cicéron, comment les Latins ont emprunté et le mot et dans quel sens ils entendent ironia. Ils distinguent :

a) le sens rhétorique. Le De Oratore, LXVI,268-LXVII,270 définit l’ironia comme art de l’urbana dissimulatio, ce qu’on peut rendre par « pratique spirituelle des sens cachés ». Cela consiste à décocher des flèches à l’adversaire par des propos qu’il convient de prendre au second degré. Il peut s’agir d’allusion indirecte ou d’antiphrase. Cela correspond à ce que nous venons de voir dans Plutarque (texte XVII). De là vient notre mot ironie au sens courant.

b) le sens philosophique. Brutus 292 : « Je considère, dit Atticus, cette ironia, qu’il y eut, dit-on, chez Socrate, comme spirituelle et élégante. C’est en effet le fait d’un homme pas bête du tout et en plus spirituel, quand on parle de sagesse, de se la dénier à soi-même, et de l’attribuer par jeu à ceux qui y prétendent » Comme dans l’Éthique à Nicomaque (texte XIV), il y a là un aimable effacement de soi, mais avec quelque chose de facétieux, comme dans le sens rhétorique.

Et surtout  Academica, II, 15 : « Socrate, dans la discussion, se rabaissait lui-même et majorait la valeur de ceux qu’il voulait réfuter : dans ce désaccord entre ses propos et ses sentiments… il faisait usage de la dissimulation (ea dissimulatione) que les Grecs nomment ερωνεία » On observe ici le même sens que ci-dessus dans le Brutus, mais avec quelque chose de plus : le comportement est ici une tactique de dialectique (au sens étymologique d’art de la discussion).

À partir de là s’est élaborée la notion devenue usuelle de l’ironie socratique, celle que résument les définitions du Littré ou du Lalande, et qu’on présente généralement comme correspondant à la signification originelle du mot.

Il est courant de citer conjointement le texte de République I, 337a (notre texte X), mettant en scène Thrasymaque, et le texte des Academica de Cicéron. Mais ce qu’on semble ne pas voir, c’est que ces deux textes se situent à deux étapes différentes :

— Dans le texte de la République, il est vrai, Socrate, pour mieux se cantonner dans son rôle de questionneur, affecte de se rabaisser et exalte l’interlocuteur. Mais c’est ce dernier qui, non pas pour définir une méthode, mais pour stigmatiser le procédé, le qualifie rageusement d’εἰρωνεία, rangeant par le choix de ce mot l’attitude de Socrate dans la catégorie bien plus générale des feintes et manipulations (car tel était, nous l’avons vu, le sens du mot à cette époque). Jamais Socrate ni ses disciples n’ont revendiqué ce terme péjoratif pour caractériser sa démarche.

— Le texte de Cicéron ne contient pas encore vraiment, mais prépare la définition de l’ironia comme méthode de débat caractéristique de Socrate. Elle y apparaît comme un cas spécifique (par application à la discussion philosophique) de l’attitude consistant à se mettre en retrait. Elle est présentée comme l’apanage d’un esprit supérieur et plein de finesse. Le terme est nettement mélioratif. Et on sent qu’à l’arrière-plan il y a l’élaboration sémantique opérée par Aristote sur le terme εἴρων.

Il serait intéressant d’explorer à fond l’histoire de ces mots. Mais nous nous contenterons de ces indications, l’essentiel étant d’avoir établi ceci : lorsqu’on parle d’ironie socratique, on emploie ce terme en un sens qu’il n’avait pas, ou plutôt que son ancêtre εἰρωνεία n’avait pas du temps de Socrate, et qui s’explique par toute une dérive sémantique à partir du sens primitif.

Sur ce sens primitif seul, que nous nous sommes efforcé de dégager, peuvent se fonder nos espoirs de découvrir l’étymologie. Pour cela le point suivant est de bien déterminer le type de formation.

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Il existe en grec de nombreux noms et adjectifs en -ων (génitif -ωνος). En particulier un groupe d’adjectifs avec accent sur la pénultième, signifiant « caractérisé de telle ou telle façon, porteur de telle ou telle qualité », qui ou bien dérivent visiblement de noms ou d’adjectifs, ou bien sont en rapport avec des racines ou thèmes verbaux[2] :

— Avec origine nominale, on trouve surtout ici des qualificatifs familiers que la langue quotidienne pouvait créer assez librement. Ainsi γάστρων, ventru (cf. ἡ γαστήρ, γαστρός, le ventre) ; στράβων, qui louche (cf. στραβός, même sens). Cela donne facilement des sobriquets susceptibles de devenir des noms propres : Στράβων, Strabon (nom d’un célèbre géographe grec du Ier s. av. J.-C.  : c’est M. Lelouch). Certains de ces qualificatifs ne nous sont connus que sous cette forme : Ἀγάθων, Agathon sur ἀγαθός, bon (nom du poète chez qui se déroule le Banquet de Platon : c’est M. Lebon) ; Πλάτων, Platon, sur πλατύς large (c’est M. Lelarge), etc. La signification d’origine et ses connotations sont bien entendu oubliées dans ce passage au nom propre (de même qu’aucune idée de couleur n’est évoquée par les noms de Leblanc, Lenoir, etc.). Cependant la motivation doit sentie pour Πλούτων, Pluton, dieu infernal et chtonien, sur ὁ πλοῦτος, la richesse (car la richesse vient de la terre : cf Platon, Cratyle 403a).

— Sur thème verbal, on a par exemple, dans le vocabulaire ancien, αἴθων, étincelant, ardent (homérique et poétique), sur αἴθω, briller, brûler. Dans cette catégorie aussi, il y a création par la langue quotidienne de qualificatifs familiers : sur φείδομαι, épargner, on trouve dans la langue de la comédie φείδων, grigou, pingre. Mais le dossier risquerait de rester mince, si nous ne faisions appel, ici aussi, à l’onomastique.  Ainsi Χάρων, Charon, le batelier des Enfers, tient son nom de la racine χαρ (celle de ἡ χαρά, la joie, de χαίρω, réjouir). C’est Monsieur Joyeux ! Il est bien probable que la motivation est ici sentie. À verser au dossier de l’humour noir dans la mythologie.

Sur la même racine, on a aussi le nom de Χαίρων : il y a ici dérivation sur le thème χαίρω de l’imperfectif (on dit habituellement, mais improprement “thème de présent”), ce qui est l’indice d’une couche plus récente de la langue. Dans l’onomastique on a aussi Στἰλβων, Stilbon (de στίλβω, briller, qui ne s’emploie qu’à l’imperfectif). Mais nous avons du mal à trouver d’autres exemples de ces créations sur imperfectif. Ce type de formation serait-il quasi-stérile ? Il va pourtant bientôt nous être utile, pour l’investigation de l’étymologie de εἴρων, de pouvoir le considérer comme productif.

Ici, Xénophon vient à notre secours dans un passage de L’art de la chasse (VII, 5) où il s’agit des noms à donner aux chiens. Il en propose toute une liste, où nous remarquons : Φλέγων (sur φλέγω, flamber), Τεύχων (sur τεύχω, fabriquer), Σπέρχων (sur σπέρχω, s’élancer), Βρέμων (sur βρέμω, gronder), Θάλλων (sur θάλλω, être florissant), Καίνων (sur καίνω, tuer). Ainsi nous observons, à l’état natif, la création sur thèmes d’imperfectif d’épithètes expressives, ici utilisées comme noms propres, et la disponibilité, dans le quotidien, du type de formation en question. Le type est donc productif, mais ses productions ne s’intègrent pas automatiquement au lexique.

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Il serait étrange qu’un terme comme εἴρων, néologisme clairement situé dans l’histoire et appartenant à un type de formation bien clair, n’ait pas une étymologie évidente. Or elle est considérée comme non établie. Deux hypothèses ont été avancées :

1- Dérivation sur εἴρω, parler (<*ϝερ-yω : racine *wer de verbum en latin, de word en anglais…). Dérivation indiquée déjà par le grammairien Hérodien (IIe s. ap. J.-C.), qui glose εἴρων par ὁ διὰ λόγων παραλογιζόμενος, celui qui trompe par des discours. Mais de cet imperfectif nous n’avons que quatre exemples, dans l’Odyssée, plus la mention qu’en fait Socrate (Cratyle 398d) en en précisant le sens à son interlocuteur. Il est inusité en attique, qui n’a retenu de ce verbe que le futur ἐρῶ, faisant supplétisme avec λέγω. Or un néologisme de type familier se fait habituellement à partir d’une base bien connue. Et du point de vue du sens, l’hypothèse suppose une évolution sémantique de la notion de dire que ne corroborent pas d’autres faits grecs.

2- Dérivation sur εἴρομαι, interroger <*ἐρϝ-ομαι. Le sens premier aurait été habile à interroger. Mais l’attique ne retient de ce verbe que son aoriste ἠρόμην et son futur ἐρήσομαι, et à l’imperfectif emploie ἐρωτάω. En outre il s’agit là d’une forme ionienne. Et du point de vue du sens, cela cadre mal avec les premiers emplois.

Or si on s’était pénétré de ceux-ci, au lieu d’avoir en tête les définitions classiques, philosophiques, lexicographiques de l’ironie, — qui ont leur source, nous l’avons vu, dans les formulations cicéroniennes  —  on aurait remarqué dans le dictionnaire un autre verbe εἴρω :

εἴρω, nouer, faire une série de nœuds, enserrer, attacher : <*σερ-yω. Irrégu­lièrement, le σ initial n’a pas donné ici l’esprit rude (cf. ἕρμαιον, p. 174) : cela peut être un fait de langue populaire. Détail omis par les dictionnaires étymologiques : la forme attendue εἵρω (esprit rude) est mentionnée par Hérodien (qui la glose par συμπλέκω), et attestée indirectement par son dérivé εἱρμός, l’enchaînement, la série. 

Faisons un peu le tour de ce verbe. Chez Homère, on a un ὅρμος ἠλέκτροισι ἐερμένος, un collier d’or serti de grains d’ambre (Odyssée, XVIII, 295). Dans Pindare il est question d’εἴρειν στεφάνους, entrelacer des couronnes (Néméennes, 7, 77). Dans le prologue des Lois de Zaleucos (législateur des Locriens d’Italie au VIIe s. av. J.-C.), conservé en substance dans l’anthologie de Stobée (Ve s. ap. J.-C.), celui qui veut modifier une loi doit soutenir sa proposition εἰς βρόχον εἴρας τὸν τράχηλον, après avoir enserré son cou dans un nœud coulant ; s’il ne convainc pas l’assemblée, on tire sur la corde ! Chez Aristote l’εἰρομένη λέξις est la prose qui se déroule en enchaînement continu. Dans le traité Du Monde 401b, il nous présente l’Εἱμαρμένη comme étant une désignation de Zeus διὰ τὸ εἴρειν τε καὶ χωρεῖν ἀκωλύτως, car elle déploie ses nœuds et poursuit sa démarche implacablement.

Dans les textes, on a souvent les préverbés (surtout συν-είρω). Le verbe simple εἴρω y est rare. Il pouvait ne pas l’être dans la langue parlée, que l’écrit reflète mal. Bien des formes verbales ne sont attestées dans les écrits dont nous disposons que munies de préverbes.

Du point de vue étymologique, ce verbe εἴρω se rattache à la racine indo-européenne *ser : cf. latin sero, entrelacer; series, enchaînement, série ; serta, tresses, etc[3]

On perçoit nettement une affinité sémantique entre  ce dernier εἴρω et le groupe de εἴρων (tel qu’il nous est apparu dans les plus anciens emplois). Par la feinte et la manipulation, on noue, on ficelle, on déploie le fil d’un entortillement. C’est d’ailleurs, explicitement, par une métaphore de ce genre que Socrate, dans notre Texte VI (Euthydème 302b) décrit l’effet produit sur lui l’εὁρωνεία de son interlocuteur : ἐστρεφόμην ἤδη ὥσπερ ἐν δικτύῳ εἰλημμένος, je me contorsionnais comme déjà pris au filet. Là doit être la bonne étymologie.

Pour tenter de rendre en traduction et le ton et la métaphore, on pourrait penser à embobiner : Εἰρωνεύει, ὦ Σώκρατες, Tu cherches à m’embobiner, Socrate (Texte VIII : Gorgias 489e). Pour transposer, dans εἴρων, à la fois l’effet de néologisme et la tonalité familière du suffixe -ων (qui a quelque chose de notre suffixe -ard dans richard, veinard, salopard…) il nous faudrait risquer embobinard. Ne serait-il pas d’un bon effet dans la traduction du vers 449 des Nuées ? Décidément, Socrate, quelle réputation on t’a faite! Une réputation d’embobinard !

 

                                                                                                        Jean-Victor VERNHES

Université de Provence

 

 

 

 

 

 



[1]. Ici une subtilité : la très rare non-élision dans ὑπὸ ὑμῶν (au lieu de ὑφ᾿ὑμῶν), suggère une infime pause après ὑπὸ, préparant une emphase ironique sur ὑμῶν : par… VOUS les habiles

[2]. Chantraine, La formation en grec ancien, pp. 160-161 apporte des éléments du dossier. Mais la question mériterait une monographie, dans laquelle il y aurait beaucoup à dire, en distinguant adjectifs, adjectifs substantivés, noms propres.

[3]. L’étymologie de sors, sortis, le sort (<*sr-tis) peut se rattacher directement au fait qu’il s’agit d’une force qui sans arrêt nous enserre dans ses nœuds (la désignation par ce mot d’objets servant aux oracles et aux tirages au sort peut être considérée comme un sens dérivé, bien qu’ancien).

Il y aurait toute une étude à faire sur la sémantique de ce εἴρω <*ser-yô et de ses préverbés. Elle pourrait être symbolisée par l’image d’un serpent : c’est un mouvement continu, parfois insinuant, avec des ondulations et des nœuds pouvant saisir et enserrer.

Si on définit ainsi le sens de la racine *ser dans ce verbe, la dissociation de ce complexe sémantique, dont serait retenu tantôt un trait, tantôt un autre, serait une explication de la parenté première des diverses racines *ser :

— *ser, couler dans latin serum, petit lait, liquide; en sanscrit dans sarati, s’écouler et dans le célèbre samsara, suite des existences, transmigration.

— *ser-p dans latin serpens, serpent ; dans grec ἕρπω, ramper, se déplacer, et aussi, à mon sens, dans ῥάπτω, coudre (<*srp-yô), cf. le mouvement de serpent de l’aiguille et du fil.

— *ser, tenir dans αἱρέω, prendre (altération d’un *αἵρω <*sr-yô). Cf. Calvert Watkins, The American Heritage Dictionary of Indo-European Roots.