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ἡ μῆνις, la colère (d’Achille en particulier) Découvrez sans colère son étymologie (la page du savant)

  

Une étymologie pour μῆνις, la colère en passant par le bouillant Achilleet les galettes de Pont-Aven

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Il y aurait dans le domaine indo-européen bien des choses à découvrir et à dire sur les termes concernant la colère. Ainsi pour le terme sanscrit krodha, colère les dictionnaires étymologiques de Mayrhofer ne nous apportent aucune lumière. Je propose d’expliquer l’origine de ce mot par un emploi métaphorique de la notion de sanglant. Ne dit-on pas “faire des reproches sanglants” ? Dans ce cas, le mot aurait la même origine que les mots latins cruor, désignant le sang répandu ; crūdus, saignant, cru, cruel ; crūdēlis, cruel (qui se plaît à faire couler le sang). Ces mots se rattachent à une racine *krewh ou *krew∂ désignant ce qui est sanglant (h ou ∂ symbolisant une “laryngale”). C’est cette racine qui en grec a donné τὸ κρέας, la viande (pour *κρέϝας). En sanscrit *krowh-dho- (avec degré o de la racine) donnera régulièrement krodha. J’aimerais bien recueillir des avis de sanscritistes. Mais revenons au grec et à ce mot ἡ μῆνις pour lequel j’annonce une hypothèse étymologique.

La μῆνις, c’est une « colère durable, justifiée par un désir de vengeance légi­time ; se dit surtout de dieux, de héros morts, mais aussi d’humains, parents ou sup­pliants, particulièrement d’Achille dans l’Iliade » (Chantraine, Dictionnaire étymo­logique). On sait quelle fut dans l’Iliade la formidable μῆνις d’Achille à qui Aga­memnon avait confisqué sa captive et compagne Briséis.

Diverses propositions non convaincantes ont été avancées pour expliquer l’ori­gine de ce mot. C’est le lieu de citer cette phrase de Chantraine dans la préface de son dictionnaire : « examiner les multiples hypothèses qui sont venues à l’idée de savants d’ailleurs honorables et bien informés, c’est parcourir, comme on l’a dit, un cimetière d’enfants mort-nés. » Espérons que ce petit article n’est pas bon pour ce cimetière.

Il faut partir de la forme ancienne de μῆνις, qui est μᾶνις, forme conservée en dorien et en éolien. Or on a trace en latin d’un terme formellement identique : c’est l’adjectif mānis, qui veut dire bon. On le trouve dans le neutre māne, employé adver­bialement : le matin, de bonne heure. On le trouve, substantivé au pluriel, dans Mānes, les Mânes, “les dieux bons”. Ainsi les Latins désignaient-ils par euphémisme, car on redoutait de les irriter, les esprits des morts et spécialement des ancêtres familiaux.

Le mot est formé sur une racine *mā signifiant bon. Au niveau indo-européen, on restitue *meh2, qu’on peut noter aussi *me∂2.

Cette racine peut être suffixée en -tū-, et cela donne mātūtīnum, le matin. Cela donne aussi mātūrus, qui se situe au bon moment ; d’où, selon les contextes, le sens de précoce (qui arrive de bonne heure) ou celui de mûr (la maturité étant la période d’excellence du fruit).

On trouve cette racine dans d’autres langues indo-européennes, par exemple en celtique. S’y rattache le breton mad, bon (prononcez mat). Yec’hed mad, chers amis (bonne santé !). Et vous appréciez, j’espère les Traou mad, ces petites galettes de Pont-Aven qui ne peuvent faire de mal à votre yec’hed. Cela signifie bonnes choses.

Je sens que je ne peux aller plus loin sans dire quelques mots de traou. C’est le pluriel de tra, la chose. Le terme se rattache à une racine *drā, agir (< *dreh2, qu’on peut noter aussi *dre∂2). C’est en grec la racine de δράω, j’agis, de τὸ δρᾶμα, l’action, le drame au sens théâtral. Du point de vue sémantique, on observe ici la relation entre chose et action. Les πράγματα  peuvent s’entendre dans les deux sens. On dit “Je suis dans les affaires” et “Je range mes affaires”.

Mais revenons à nos moutons. Nous avons donc en latin un adjectif manis signi­fiant bon et en grec un substantif μᾶνις, devenu μῆνις, signifiant le ressentiment. Ils sont formellement identiques, mais peut-on les rattacher à un *manis indo-européen ?

Il est courant qu’une forme nominale puisse être adjectif ou substantif. Mais le problème est sémantique. Étymologiquement, μῆνις devrait signifier bonté. Or le ressentiment est tout le contraire de la bonté.

La solution est dans la notion d’antiphrase. Un exemple célèbre est celui des Εὐμενίδες, les Euménides, déités impitoyables de la vengeance, dont le nom signifie étymologiquement les Bienveillantes. Sans doute serait-il redoutable de les désigner par leurs qualités réelles. On comprend que ce terme μῆνις, abandonné par l’usage courant, mais conservé dans un vocabulaire à tonalité religieuse, ait été transmis avec cet usage antiphrastique. Il est imprudent de parler explicitement de la colère des dieux ; mieux vaut parler de leur “bonté”. En étudiant la forme latine du mot, nous avons observé à propos des Manes un usage antiphrastique analogue.

 

Jean-Victor VERNHES

Université d’Aix-Marseille

 

 

 

 

 

 

Additifs.

 

1. Notre hypothèse fut effleurée dans un article de 1907 par Ehrlich, qui, nous dit le dic­tionnaire de Boisacq, « voit dans Mānes ‘âmes des défunts’, en tant que ‘les irritées’, le pluriel d’un *mānis = dor. μᾶνις ». L’idée fut rejetée par tous les étymologistes. Nous espérons être plus convaincant.

 

2. En ce qui concerne le sanscrit krodha, que je propose de rattacher à une racine *krewh (avec laryngale finale), Sylvain Brocquet, professeur de sanscrit dans notre université me précise que ce terme concerne précisément la colère du guerrier sur le champ de bataille. Nous voilà en contexte sanglant, et je vois là une donnée séman­tique en faveur de l’étymologie que je propose.

 

3. Toujours en ce qui concerne krodha, Rémy Viredaz me fait l’objection suivante : « Ce mot dérive selon toute vraisemblance d’une racine verbale krodh-/krudh-, qui ne comporte pas de laryngale au vu du u bref. » En effet si on posait *kruh-dh, on aboutirait à *krûdh (avec un u long). Ma réponse est que j’ai dans l’esprit une conception de la racine indo-européenne plus souple que celle dont on fait actuellement usage le plus souvent.  Dans la racine  *krewh dont il est question, je propose de voir dans la laryngale un élargissement qui peut ne pas apparaître, de poser dons la racine sous la forme  *krew(h), et de rattacher krodha à cette racine sans l’élargissement h.

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Notre amie Monique Cardell, dont vous avez pu apprécier les articles, a écrit une étude (en anglais) sur la colère, en se référant surtout à Aristote. Veuillez vous reporter à sa page sur academia.edu