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SAINT CHRISTHOPHE CYNOCEPHALE et CHRISTOPHORE, un culte entre antiquité et Moyen-âge (la page du savant)

Résumé de la conférence de Philippe FRANCESCHETTI :
SAINT CHRISTHOPHE CYNOCEPHALE et CHRISTOPHORE, un culte entre antiquité et Moyen-âge
Philippe Franceschetti est professeur d’Histoire et il travaille actuellement à une thèse sur le culte de Saint Christophe.

Le culte de saint Christophe, aujourd’hui encore bien présent dans les rites catholique et orthodoxe, est connu pour son succès au Moyen-âge en Occident. La figure du saint christophore cristofèè___°/ovro’ (porteur du Christ) est une création latine datant de la fin du XIIe siècle. Pourtant ce culte doit beaucoup à l’Antiquité et au monde grec. Et son développement durant la première partie du Moyen-âge est un des plus originaux.
En effet, saint Christophe n’a pas été de tout temps le géant porteur du Christ représenté désormais sur les médaillons d’automobile. Il a connu plusieurs identités. Et la première est la plus étrange : Christophe a été un saint cynocéphale, un homme à tête de chien ! Son culte en orient apparaît à la fin de l’Antiquité, vers le Ve siècle après J.-C., en Asie mineure. Il prospéra dans cette région et en Grèce sous l’empire byzantin.
Un des vecteurs de sa propagation est la passion du saint écrite en grec. Son auteur est inconnu et la date de sa rédaction est difficile à retrouver, peut-être au VIe siècle. Cependant elle connut un fort succès au point d’être copiée sous différentes variantes, au gré de la qualité des copistes et de leurs intentions. Le récit présente un certain Reprobos, embrigadé de force dans les troupes impériales en Orient. En pleine persécution païenne lancée par l’empereur romain contre les chrétiens, il est choqué par ces atrocités et demande au Dieu unique le don de la parole. Car Reprobos est un étranger venant du peuple des cynocéphales (kunokevfalo’), effrayant par son apparence de monstre à mi-chemin entre l’homme et la bête. Il reçoit le don du langage et commence sa mission d’évangélisation, soutenue par des miracles, et se fait baptiser par l’évêque d’Antioche. Il prend alors le nom de Christophe et se lance dans la controverse avec les persécuteurs et l’empereur, résistant aux martyres par le soutien de Dieu et réalisant des conversions jusqu’après sa mort par la grandeur de ses vertus.
Cette histoire de saint à tête de chien peut paraître farfelue. Elle a provoqué chez les historiens modernes des hypothèses souvent « tirées par les cheveux » pour trouver l’origine de ce motif. Certains ont même vu saint Christophe comme le successeur d’Anubis, dieu égyptien à tête de chacal, passeur de la vie à la mort. Mais la comparaison s’arrête à la forme du museau ! Le saint chrétien n’a pas remplacé Anubis là où il avait été adoré et sa fonction n’est pas encore celle de faire passer l’homme dans l’au-delà. L’étrangeté du personnage ne nous est plus parlante car nous avons perdu le sens de ce que représentait un cynocéphale dans le monde grec antique.
La littérature grecque, dès Hésiode, évoque les cynocéphales. Ils forment un peuple, souvent décrit dans les récits de voyage ou les évocations de contrées lointaines. Hérodote les situe en Ethiopie, et Ctésias, grec capturé en Perse au IVe siècle avant J.-C., les compte parmi les habitants de l’Inde. Ces localisations permettent de comprendre ce que signifiait pour les Grecs la présence d’êtres mi-homme mi-chien. Ils habitent les limites du monde connu, les terres où la langue grecque ne s’est pas propagée. Ce sont les frontières du monde civilisé, les portes de la barbarie. Ces monstres marquent alors, par leur aspect, leur appartenance à ce monde des limites ; ils sont, pour les Grecs, des moitiés d’homme car ils ne participent plus vraiment au même monde qu’eux. Ils sont hybrides dans leur nature et leur physique.
Ainsi, l’apparition d’un saint cynocéphale n’est pas le fruit d’une grande imagination, mais l’œuvre d’un esprit plongé dans l’hellénisme, dans la culture grecque. Pour représenter un étranger venant du lointain, l’auteur lui a donné un aspect de demi-homme. Mais le plus marquant est que c’est ce monstre qui reçoit la grâce divine et qui se présente comme un être aux actions exceptionnelles. Il se convertit au christianisme et entraîne une foule de nouveaux convertis derrière lui.
L’histoire de son culte ne s’arrête pas là. En effet, il se développe en Occident, et gagne dès le VIe siècle un autre monde : les terres marquées par la culture née de la rencontre du latin et des peuples germaniques, l’Occident. Pourtant, il semble que le saint cynocéphale ait été bien reçu dans le monde mérovingien et surtout carolingien, puisque des récits latins attestent le développement de son culte sur la base de la passion grecque. Ceci ne fait que renforcer l’idée que les clercs de cette époque marquée par une « renaissance » de la culture antique aient eu les clefs de compréhension nécessaires à l’accueil d’un tel monstre. D’ailleurs, les auteurs médiévaux ont pu localiser aux marges de leur monde l’existence de cynocéphales.
La tête de chien de Christophe symbolise ainsi un des legs culturels de l’antiquité grecque au monde médiéval et occidental. Le culte latin du saint se transformera ensuite, sur la base de l’étymologie de son nom (« cristofovro’ : celui qui porte le Christ ») et l’illustrera par une légende parlante qui fera un préambule au récit de son martyre : un colosse passeur de fleuve fait traverser à grand peine le cours d’eau à un enfant sur ses épaules, qui se révélera être le Christ. Cette création est entièrement occidentale. Mais elle ne doit pas faire oublier que le culte de notre saint a des racines grecques et antiques.



Philippe Franceschetti